« En 32 ans d’action, je n’avais jamais vu autant de crises humanitaires »

Rachid Lahlou, Président-Fondateur du Secours Islamique France (SIF)

Dans le monde, en 2023, les crises humanitaires se sont succédé à un rythme effréné : séismes en Turquie, en Syrie puis au Maroc, inondations en Libye, conflit d’une intensité sans précédent à Gaza… Face aux conséquences dramatiques pour les populations touchées par ces crises, le SIF s’est mobilisé pour apporter des réponses d’urgence, tout en maintenant ses projets habituels dans ses autres pays d’intervention. Nos équipes restent ainsi déterminés à agir partout où les besoins l’exigent, et renforcent, comme chaque année, les actions d'aide alimentaire pendant Ramadan. Président-Fondateur du SIF et auteur du livre Un Humanitaire Musulman dans la République, Rachid Lahlou prend la parole.

Êtes-vous inquiet pour 2024 ?

Très sincèrement, oui ! Je travaille dans l’humanitaire depuis 1991 (NDLR : l’année où il a fondé le SIF) et je n’avais jamais vu autant de crises humanitaires, guerres et catastrophes climatiques confondues. Pour le SIF, cela exige une mobilisation encore plus intense, notamment de nos équipes de terrain. Tout repose sur nos capacités opérationnelles. Parfois, quand je vois l’ampleur de ces crises, je prends du recul et je me demande : arrivera-t-on à atteindre les bénéficiaires, à arriver jusqu’à eux ? Est-ce qu’on va devoir faire des choix ? Mais faire un choix, c’est impossible, je m’y refuse…

« La crise à Gaza est exceptionnelle, et dépasse tout ce que j’ai pu voir dans ma vie d’humanitaire… »

Le SIF fait donc tout pour aider un maximum de personnes…

C’est notre vocation. Nous nous devons de répondre à toutes ces crises, et de trouver les moyens les plus efficaces de le faire. Dans le malheur du contexte actuel, nous avons une chance : de la Syrie à la Turquie, en passant par le Maroc, la Libye et la Palestine, nous disposons soit de bureaux sur place, soit nous pouvons nous appuyer sur des partenaires locaux opérationnels, ce qui nous facilite beaucoup la tâche, par exemple à Gaza.

Vous évoquez Gaza…

La crise à Gaza est exceptionnelle, et dépasse tout ce que j’ai pu voir dans ma vie d’humanitaire. Depuis de nombreuses années, nos équipes ont traversé de nombreux conflits, elles sont aguerries et habituées à travailler dans des contextes très compliqués. Mais cette fois-ci, la crise a pris une telle ampleur qu’à un moment donné, elles ont été incapables de poursuivre leur mission. D’humanitaires, les membres de l’équipe SIF étaient devenus eux-mêmes des bénéficiaires, et, au siège du SIF ici en France, nous étions tous inquiets pour eux.

« À Gaza, nos équipes ont pu se remettre à travailler, mais il a fallu s’adapter »

Arriviez-vous malgré tout à les joindre ?

Oui, nous arrivons à communiquer, sporadiquement. Adel K, notre Chef de Mission à Gaza, nous a par exemple décrit comment lui-même avait dû se rendre à une distribution d’eau. Il a fait la queue pendant 6 heures, pour récupérer 15 litres pour lui et toute sa famille… Adel et les siens ont même préféré se réfugier dans nos bureaux pour dormir, parce que leur maison a été touchée par les bombardements, et c’est le cas d’autres membres de l’équipe. Malheureusement, eux-mêmes manquent de tout. Petit à petit, l’équipe a pu se remettre à travailler, mais il a fallu s’adapter.

Comment le SIF s’est-il organisé pour rester opérationnel à Gaza ?

Nous sommes basés à Gaza depuis 2008, et l’expérience que nous avons accumulée nous a beaucoup aidé. On a réussi à mettre en place une action d’envergure en collaborant avec une ONG palestinienne. De cette façon, le SIF a pu déployer une première distribution pour plus de 25 000 personnes. C’était vraiment important de parvenir à le faire. Et, maintenant que nos équipes ont retrouvé de la force et une bonne partie de leur capacité opérationnelle, on continue d’agir. Une partie de notre équipe est à Gaza, une autre est en Égypte, ce qui nous offre plusieurs possibilités.

Quelles sont les actions d’urgence en cours à Gaza ?

Il y a quelques jours, le 20 janvier, nous avons procédé à une nouvelle distribution. Il y avait 32 tonnes de denrées alimentaires. Les colis ont été préparés en Égypte par une partie de notre équipe, puis acheminés par un partenaire égyptien via le poste-frontière de Rafah. L’aide humanitaire entre lentement, il y a des files entières de camions, il a fallu patienter un peu !

Les colis ont ensuite été réceptionnés par l’équipe du SIF ?

Oui, c’est ce qu’elle a pu faire à Gaza, pour soutenir 15 000 personnes. Une autre distribution est imminente, ce sera des colis de fruits et de légumes pour 10 000 bénéficiaires. Sur cette intervention, nous avons réussi à nous fournir directement à Gaza, auprès de rares fournisseurs qui ont réussi à préserver du stock. En plus de gagner du temps, ça permet d’injecter de l’argent dans une économie exsangue.     

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Le SIF met tout en œuvre pour apporter de l’aide humanitaire à Gaza, lorsque les conditions sécuritaires le permettent. Ici, en janvier 2024

« Aider les populations civiles fait partie de notre mandat humanitaire, d’où l’importance d’un cessez-le-feu à Gaza… »

Ramadan approche. Le SIF pourra-t-il maintenir ses actions à Gaza ?

J’espère sincèrement qu’il y aura un cessez-le-feu pour que la population puisse souffler, et pour qu’on puisse leur apporter une aide à la hauteur de leurs besoins. (NDLR : l’interview a été réalisée courant janvier). On a procédé à plusieurs distributions alimentaires, mais c’est très compliqué. En contexte de guerre, il n’y a aucun répit, le danger est permanent, pour les équipes du SIF comme pour les bénéficiaires ! C’est encore plus difficile qu’en contexte de catastrophe naturelle. Pendant Ramadan, on va faire tout ce qui est en notre pouvoir, selon les conditions sécuritaires. Je préfère vous dire ce qui l’en est. Je me refuse d'utiliser la misère ou de faire de fausses promesses aux donateurs. (NDLR : Depuis l'interview, le SIF a bien lancé une action de grande ampleur pour 100 000 personnes dans des camps de déplacés de Gaza. Les distributions devraient avoir lieu à la fin de la semaine du 18 mars).

Vous évoquez un cessez-le-feu à Gaza, que le SIF a appelé plusieurs fois avec d’autres ONG…

Je tiens à rappeler que le Secours Islamique France est une organisation humanitaire neutre, et nous n’avons pas pour vocation d’adopter un positionnement politique, quels que soient les protagonistes. Mais dans les conditions actuelles, nous n’avons pas d’autre choix que de demander un cessez-le-feu. Quand les ONG comme la nôtre se trouvent dans un tel désarroi quand il s’agit d’intervenir, ce sont les populations civiles qui paient un prix encore plus fort. Or, les aider entre dans notre mandat humanitaire, d’où l’importance d’un cessez-le-feu, qui permettrait aussi à penser à l’après.

C’est-à-dire ?

Un tel conflit laisse des traces profondes, et difficiles à effacer. Des enfants ont perdu leurs parents, leurs proches, leurs maisons. Il va falloir s’occuper d’eux sur le long terme, les prendre en charge matériellement, ou encore, au niveau de l’éducation. Et j’ajoute que les bombardements constants sont un choc pour ces enfants : le soutien psycho-social sera également un volet très important dans notre action post-crise. Il y aura aussi la reconstruction matérielle, notamment de logements, ou d’infrastructures importantes, comme l’accès à l’eau. 

« En 2024, il faudra être plus solidaires que jamais… à l’international, mais aussi en France ! »

Quid de la Cisjordanie ?

On parle peu de la situation en Cisjordanie, mais elle est également très préoccupante. Le SIF y sera bien présent pour Ramadan : pour l’heure, en tout cas, tous les projets que nous menons sur place ont été maintenus. C’est vraiment important, ce Ramadan 2024 est très spécial, vu l’accumulation des crises humanitaires. Comme chaque année, le SIF déploiera des distributions alimentaires dans de nombreux pays, il faudra sans doute être plus solidaires que jamais. Par exemple, au Yémen, il faut continuer nos actions, la pauvreté est là, c’est l’une des pires crises actuelles.     

Un mot sur la France ?

Même dans notre pays, la précarité gagne encore du terrain. Nos équipes sont de plus en plus sollicitées pour de l’aide, que ce soit par des familles, des retraités, des étudiants… On ne peut pas les laisser à leur sort ! Notre mobilisation en France va donc s’intensifier : l’an passé, on avait distribué plus de 35 000 repas chauds aux Tables du Ramadan, notre restaurant solidaire temporaire installé sous un chapiteau à Saint-Denis. C’est le dispositif ponctuel  d’aide alimentaire le plus important d’Ile-de-France. Pour Ramadan 2024, on va mettre plus de moyens pour aider plus de personnes encore ! Le dispositif est d’ailleurs étendu à Lyon, où nous disposons d’une antenne, adapté en tournée : les équipes du SIF livreront 3 000 repas à des personnes dans le besoin.      

« Les donateurs ? Un soutien sans faille, financier et moral… »  

Quel est le rôle des donateurs ?

Depuis de nombreuses années, ils nous apportent un soutien sans faille, financier mais aussi moral.  Leur présence à nos côtés nous fait chaud au cœur, c’est eux qui nous donnent les moyens et la force d’agir. C’est bien simple, sans leur mobilisation, leur confiance et leur fidélité, on ne pourrait rien faire. En tant que Président du SIF, et au nom des équipes, et des bénéficiaires, je tiens vraiment à les remercier très chaleureusement.

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Comme ici au Yémen, où la crise humanitaire est considérée comme l’une des pires au monde par les Nations Unies, d’innombrables personnes ont besoin de soutien

ONG de solidarité, le SIF est labélisé par le Don en Confiance.